jeudi 8 avril 2021

Chambre 423

C'était un lundi. La veille, voyant que maman n'était vraiment pas bien, j'avais décidé de dormir à l'hôpital avec elle. La nuit avait été longue. Maman n'avait pas dormi, moi non plus. J'avais passé des heures à lui tenir la main, à la supplier de respirer, de tenir encore. Tenir pour quoi ? Pour souffrir plus longtemps ? On est égoïste avec les personnes qu'on aime. On voudrait qu'elles restent, qu'elles soient toujours auprès de nous, même si elles souffrent, même si ça doit leur faire mal. Je n'avais pas compris qu'elle allait mourir. Je ne voulais pas comprendre. Quand, deux semaines auparavant, elle m'avait dit qu'elle entrait à l'hôpital pour reprendre un peu de poids, j'avais bêtement cru que c'était juste ça : reprendre du poids, puis reprendre la vie comme avant. La vie avec le cancer, la chimio, la douleur. Mais aussi la vie avec nos week-end complices, nos vacances en Vendée, nos rires. L'hôpital, ça a été l'horreur. Tu le sais papa, tu étais là aussi. Les médecins distants, les soignants si peu respectueux de sa pudeur et de sa dignité. La douleur et la peur. Toi, Éric, moi, chacun dans notre monde, chacun dans notre douleur... Et ce fichu crabe qui gagnait du terrain chaque jour. Les poumons, les os. La morphine, l'oxygène... chaque jour était un pas de plus vers la fin. Et moi, malgré tout ça, je ne comprenais toujours pas. Je passais à côté de sa mort comme j'étais passée à côté de sa (fin de) vie. Naïve. Impossible de parler de sa maladie, de sa souffrance, de sa mort toute proche, puisque non, ça n 'allait pas arriver, il y aurait une rémission, forcément, une maman ça ne meurt pas, c'est bien connu. Et il y a eu ce lundi. La dernière nuit, puis le dernier jour. Les yeux de maman, son regard qui me hurlait « j'ai peur », sa main qui serrait la mienne. La famille, la présence du dernier instant, le médecin qui nous annonce froidement que dans quelques heures ce serait fini. Nos larmes, ma panique, la peur. Les derniers mots que je lui ai dits : « à tout à l'heure ». Éric dans la chambre, seul avec elle, nous qui attendons et puis... et puis rien. Elle est partie. Elle est partie et je ne lui ai pas dit au-revoir. Je n'ai pas tenu sa main, je n'étais pas avec elle. Elle est partie et je ne peux pas m'y faire, j'ai l'impression qu'elle m'a trahie. Je me prends la mort de plein fouet, sans y être préparée, et j'en veux à tout le monde. J'ai pourtant eu neuf mois pour m'y faire. Neuf mois, le temps d'une grossesse, jolie coïncidence. Préparer une vie ou préparer une mort.

Hasard du calendrier, ce jour-là c'était la Saint Aimé.

C'est un lundi. La veille, voyant que tu n'étais pas bien, Éric a décidé de dormir à l'hôpital avec toi. La nuit a été longue. Tu n'as pas dormi, Éric non plus. J'ai passé la nuit chez toi, avec le petit, et je n'ai pas dormi non plus. Entre deux tétées, quelques échanges de textos entre frère et soeur. Tu respires très mal, tu souffres, Éric est à côté de toi et ne te lâche pas la main. Le matin, l'infirmière lui demande s'il faut prévoir la chambre mortuaire à l'hôpital ou ailleurs. Ok, ça a le mérite d'être clair, j'arrive. D'ailleurs tout le monde arrive. 

Il y a quelques semaines, nous t'avons fait une promesse. Tu ne veux ni douleur ni asphyxie. Pour la première, il y a la morphine. Les doses n'ont cessé d'augmenter et tu arrives à un seuil difficilement supportable. Tu continues pourtant vaillamment de répondre "3" tous les matins quand l'infirmière te demande où tu te situes sur l'échelle de la douleur. Personne ne te croit, on sait bien que tu es déjà très loin dans la souffrance, mais tu ne veux pas déranger... Ce matin pourtant, inutile de mentir. Tu es à 10. Au moins.

Pour l'asphyxie, c'est plus compliqué. Il y a l'oxygène et les aérosols, mais ça ne suffit pas. Et ça ne résout pas forcément le problème. Tu cherches l'air sans le trouver. Tu l'as cherché toute la nuit. Tes poumons sont grillés, il ne doit plus en rester grand chose. Forcément, pour respirer... Je sais qu'il existe une solution, j'en connais le nom. Nous en avons parlé, tu sais toi aussi ce que c'est. Et tu m'as dit que c'était ce que tu voulais pour la fin.

Ce matin, nous sommes tous là, autour de toi, et nous savons qu'une décision s'impose. Tu es épuisé par une nuit d'asphyxie, tu souffres, et tu nous regardes. Tu es assis au bord du lit et tu tiens ma main. Oui, tu tiens ma main et non l'inverse. C'est toi qui me soutiens, papa, parce que c'est moi qui craque. Toi, tu es mon papa, tu es forcément le plus fort. Même avec tes 35 kilos, même avec tes poumons cramés, même avec ta souffrance, c'est toi le plus fort. Et ce matin, c'est toi qui me prends dans tes bras, et c'est moi qui pleure. 

Il y a des regards, des sourires et des larmes. Il y a tes mains, il y a tes bras, il y a un père et une fille. Il y a ce cortège de médecins, d'infirmières et d'aides-soignantes qui défilent dans la chambre 423. Il y a ces phrases murmurées, et la question du médecin. 

"Qu'est-ce que vous voulez Monsieur?"

Tu ne peux plus parler, ta voix s'est éteinte cette nuit, en même temps que ton souffle. Alors je te tends l'ardoise et le feutre, et tu écris, tu écris sans t'arrêter : "ça existe ça existe ça existe ça existe ça existe ça existe ça existe ça existe ça existe..." Recto, verso, en diagonale, partout, tu recouvres la surface de ton écriture. J'ai compris. Eux aussi. Si telle est ta volonté...

Mais "dire" et "faire" ne sont pas frères. Faire une promesse, c'est facile. La tenir, ça l'est moins.

Nous sommes seuls. Je n'ose te reparler de cette conversation. Parce que je sais ce que ça veut dire, et je sais que tu sais, et je sais que tu sais que je sais. Et j'ai peur. Et toi aussi sans doute. Et tous nos regards et nos sourires n'y changeront rien. Tu vas mourir et je vais rester là, sans mon papa.

La journée est surréaliste. Nous la passons entre la chambre, le parking et le salon des familles. Attendre. Tu dors. Tu respires mieux maintenant, tu es détendu. Forcément, je me surprends à rêver... Puisque tu respires mieux, c'est que tu vas mieux, non? Alors on a peut-être encore quelques jours devant nous? Du coup, j'en oublierais presque la conversation de ce matin. C'est Éric qui me ramène à la réalité, qui m'ouvre les yeux, une fois de plus. 

D'un coup, je réalise. Tu vas mourir aujourd'hui, ou cette nuit, ou demain matin. Tu vas mourir. Comme maman. Pareil. Cancer, hôpital, douleur, asphyxie, pareil. Finalement, l'histoire est différente mais il n'y a pas de happy end.

C'est le soir. Nous sommes quatre dans la chambre 423. Toi, Éric, Georges et moi. Mon père, mon frère, mon fils.

L'équipe est passée nous dire au-revoir, et ne nous a pas dit "à demain". Il y a eu beaucoup d'humanité dans cette chambre aujourd'hui. De la douceur aussi. Et maintenant, de la peur. Nous sommes seuls avec toi, et nous te regardons mourir.

Nous te parlons, un peu. Pas trop, parce qu'il faut aussi te laisser partir. Te retenir serait égoïste, alors on est là, à côté, pour que tu ne sois pas tout seul, mais nous ne te retiendrons pas. On a promis, tu te rappelles?

Cette nuit, nous restons. On dormira à tour de rôle, de toute façon tu ne seras pas dérangé par les pleurs de Georges, tu es déjà trop loin maintenant. J'ai peur que tu partes sans qu'on s'en aperçoive, ta respiration est tellement légère. 

Mike Oldfield tourne en boucle depuis ce matin, tu adores cette musique. On coupe, une pause s'impose. Ce soir c'est natation aux J.O., voilà qui devrait nous tenir un peu éveillés. 

21h15. Victoire du nageur français, cocorico, Marseillaise, Éric tourne la tête vers toi, te regarde, attend, fronce les sourcils. Je regarde mon frère, puis toi. Je crie. "Il ne respire plus!" Je me jette littéralement sur toi, je voudrais te secouer, te réveiller, mais non, ça ne sert plus à rien. Je te serre fort dans mes bras, je passe la main dans tes cheveux, je veux profiter encore un tout petit peu de la chaleur de mon papa. Georges se réveille et pleure, Éric me le tend, mais là c'est mon père que je veux serrer dans mes bras, pas mon fils. Difficile de te lâcher, de te laisser, de m'occuper du fils qui est là tout en regardant le père qui n'est plus.

Je ne veux pas qu'on appelle l'infirmière, je veux qu'on reste encore un petit moment, là, tous les quatre, parce que tant que nous sommes dans la chambre 423 c'est comme si tout allait bien, comme si tu respirais encore, comme si tu n'étais pas mort.

Sonnette, infirmière, il faut te laisser, il faut t'allonger, pour la mémoire du corps, pour que tu ne sois pas crispé dans la mort. Ta mort.

Je t'embrasse. Nous sortons de la chambre.

Je n'ai plus de papa.

Aujourd'hui, c'était le jour de ta mort, et c'était aussi la journée internationale de l'amitié. Tu l'as fait exprès?


lundi 27 mai 2019

Sa dignité

Elle sonne. Elle sonne, mais personne ne vient. Elle appuie frénétiquement sur le bouton rouge, sur ce putain de bouton rouge, mais en vain, personne ne répond à son appel, elle est seule. Elle sonne, encore et encore, elle n'en peut plus d'attendre, elle ne tient plus. La soignante a mis les barrières de lit en partant, elle est trop faible pour les enjamber, trop faible pour se lever seule, trop faible pour marcher, et pourtant il faut qu'elle se lève, il le faut absolument, elle ne peut plus attendre. Alors elle appuie, encore et encore, sur ce putain de bouton rouge, sur cette maudite sonnette qui doit bien sonner quelque part. Et à force de sonner, et d'attendre, elle pleure, elle pleure parce qu'elle est seule, parce qu'elle est faible, parce qu'il faut qu'elle se lève, maintenant, c'est urgent, et qu'elle ne peut pas, à cause de cette putain de barrière de merde.
C'est à ce moment précis que j'arrive. Je frappe à la porte, trois petits coups discrets, de peur de déranger, et j'entre doucement. Devant moi, le spectacle désolant. Je suis face à une femme paniquée, en larmes, prisonnière d'un lit d'hôpital. Une femme qui pleure parce qu'elle veut se lever et que personne n'est là pour l'y aider. Une femme seule, qui appuie désespérément sur un putain de bouton rouge qui doit bien résonner quelque part dans cet hôpital.
Je suis face à cette femme qui va bientôt mourir, dévorée par le cancer, cette femme maigre et faible, désespérément faible, trop faible pour sortir de son lit. Cette femme trop faible pour aller seule aux toilettes, qu'on a laissée là, dans ce lit, avec une alèse jetable "au cas où". Cette femme qui va mourir mais qui n'est pas encore morte, qui veut simplement aller aux toilettes, parce que ça, elle peut encore le faire, elle n'est pas totalement vaincue, il lui reste encore ça, cette faculté, celle d'aller aux toilettes, de ne pas se faire dessus. Il lui reste cette ultime dignité, elle dont le corps a été touché, déshabillé, traité, marqué, irradié. Dignité perdue dans un lit d'hôpital, entre une sonnette inutile et une alèse jetable. Dignité perdue face à la jeune femme qui vient d'entrer et qui la voit pleurer de honte et de colère.

Cette femme... ma mère... L'image terrible de ma mère vaincue et de sa dignité perdue. L'image qui ne s'efface pas, gravée, indélébile. Humiliante.
Ma mère...

Maman.

mercredi 3 avril 2019

Florence, Flo et les autres

Je ne fais que passer...
Je n'écris plus trop ici... Parce que pas le temps, parce que plus envie.
J'ai partagé beaucoup de choses ici (et ailleurs, mais cherchez pas, j'ai tout supprimé). Il y a eu des deuils et des larmes. Il y a eu de beaux projets et de très belles rencontres.

Écrire ici m'a permis d'écrire ailleurs.

Depuis quelques mois je prends la plume dans les Actualités Sociales Hebdomadaires dans une rubrique intitulée "La minute de Flo". L'exercice est amusant : chaque semaine je reçois une série de thèmes liés au champ du social et, en fonction de ce dont je vais parler, je choisis un personnage pour s'exprimer sur le sujet. Je lis, je me documente, j'écris, je corrige, je lis encore, j'ajoute un paragraphe, en supprime un autre, je relis, mince, trop de caractères, je taille dans le vif, je relis, j'ajoute un mot, une virgule, je vérifie un nom, un chiffre, une date, je relis, je change encore un dernier mot, je relis, j'envoie. J'adore.
Pour illustrer mes personnages, c'est Pavo qui s'y colle avec talent, et il a trouvé le fil rouge entre eux... ou plutôt les cheveux violets. Chacun d'entre eux a son histoire, son caractère, ses opinions... Et à force de leur donner la parole, je m'y attache, ils prennent vie, c'est presque comme si je les connaissais en vrai. Je vous présente donc Florence, Floyd, Flore, Florent, Florine, Florian et Florimonde.













M'engager ici m'a permis de m'engager ailleurs. C'est intéressant, enrichissant, palpitant.
Bref, en ce moment, c'est plutôt chouette !

Je me souviens d'une équipe qui m'avait traitée d'intello idéaliste. À leurs yeux c'était une insulte. Ils ne pouvaient pas me faire plus beau compliment ;-)
 

mercredi 30 janvier 2019

La prime de la discorde



Avec l'aimable autorisation des Actualités Sociales Hebdomadaires.

Toute ressemblance... patatipatata...

dimanche 25 novembre 2018

Des cancers et des morts

Ils s'appelaient Max, Elisabeth, Jean-Louis, Hélène, Manuela, Michel, Maryse, Killian, Jacques, Marianne, Françoise...
Morts. Ils sont tous morts.
Ils étaient jeunes, vieux, très jeunes, pas très vieux…
Ils avaient des parents, des enfants, un époux, une épouse, des frères, des sœurs, des amis…
Morts. Ils sont tous morts.
Et, à chaque fois, les mêmes mots pour le dire.
Il s'est battu comme un lion. Elle a rendu les armes. Il nous a quittés. Elle est partie. C'est fini.
Morts. Ils sont tous morts.
Des mois, des années de lutte. Chimiothérapie, radiothérapie, hormonothérapie, chirurgie, espoir, douleur, peur, récidive… Mort.
Morts. Ils sont tous morts.
Des mots. Tellement de mots. Des mots d'espoir, de fatigue, de combat, de sédition, de découragement, de désespoir. Et des mots de fin. Mais pas de happy end.
Morts. Ils sont tous morts.
Et il y a ceux qui restent. Les parents, les enfants, les époux, les épouses, les frères, les sœurs, les amis. Ceux qui ont espéré, prié, pleuré. Pour rien ?
Il y a l'après. Les cérémonies, les enterrements, les prières, les crémations, les cortèges, les larmes, les remerciements, les deuils. Et le manque.
Morts. Ils sont tous morts.
Il y a, comme de douloureuses piqûres de rappel, toutes ces dates et périodes fatidiques. Octobre rose, Toussaint, Movember, Noël, fêtes, anniversaires. Sans eux.
Et puis, la vie. La vie encore. La vie toujours. La vie et l'envie. Et la maladie, encore. C'est reparti pour un tour. La vie, la maladie, la mort. Encore et toujours.
Morts. Nous serons tous morts.   

dimanche 14 octobre 2018

Les gants

J'ai froid.
J'ai peur.
Je ne comprends pas ce qu'il m'arrive.
Je suis assise au bord du lit, dans cette chambre plongée dans la pénombre, et j'attends. Mais ce lit n'est pas le mien. Je ne connais pas cette chambre. Et je ne sais pas ce que j'attends.
Deux petits coups discrets frappés à la porte. Je tends l'oreille. J'entends des bribes de voix dehors. Des voix que je ne connais pas. Je retiens ma respiration.
Deux autres petits coups, un peu plus forts. Ils viennent pour moi. La porte s'entrouvre doucement. Je devine une tête.
- Je peux entrer?
Je ne sais pas. Je ne sais pas qui est cette femme. Je ne sais pas ce qu'elle veut. Silence. Je regarde la tête, puis le corps de la femme qui vient de parler. Un corps habillé de blanc. Je dois être à l'hôpital.
- Je suis Elsa, l'aide-soignante. Je viens pour vous aider à faire votre toilette.
Elle vient m'aider. Moi. Mais pourquoi?
Elle entre. Elle n'allume pas la lumière, et je la distingue à peine. Derrière elle, j'entends une autre voix, plus grave. Un homme.
- Ça ira? Tu veux que je reste?
- Oui, ça ira, on va prendre notre temps. J'appelle si j'ai besoin.
Pourquoi ça n'irait pas? Pourquoi devraient-ils être deux? De quoi ont-ils peur?
- Je vais ouvrir les volets, on y verra plus clair.
Bonne idée. Ainsi je pourrai la regarder. Et regarder autour de moi. Elle appuie sur un bouton, les volets remontent lentement. Et je la découvre. Toute de blanc vêtue, cheveux impeccablement coiffés en chignon, sourire avenant. La jeunesse arrogante de ceux qui savent ce qu'ils ont à faire.
Et moi? Moi, rien. Je suis assise au bord du lit, j'ai froid et j'ai peur.
Elle me tend la main. Je la saisis et me redresse péniblement. Elle ne cesse de sourire et de parler. C'est énervant tous ces sourires et tous ces mots. Je voudrais qu'elle se taise. Ses mots m'empêchent de réfléchir.
Elle m'entraîne vers la salle de bain. Elle a déjà préparé mes vêtements. Une robe bleue que je n'aime pas, et un pull que j'aime encore moins. Elle a l'air sûre d'elle. Moi, j'hésite. Elle parle, elle sourit, et tout en parlant et en souriant, elle enfile des gants.
Des gants. Je me souviens. L'infirmière était gentille. Elle avait une belle robe blanche et une petite coiffe. Elle nous parlait et nous souriait. Et entre un sourire et un mot doux, elle avait enfilé des gants. Après, je ne sais plus. Quand je me suis réveillée, l'infirmière était partie. J'étais seule. J'avais froid. J'avais peur. Et maman n'était plus là. Maman n'a plus jamais été là. Quand le camp a été libéré, je l'ai cherchée. Pendant des jours, des semaines, des mois. Et puis, j'ai arrêté de la chercher. Parce qu'elle était morte. Parce que tout le monde était mort.
Les gants. La femme en blanc approche sa main gantée de moi. Je la repousse. J'ai froid. J'ai peur. Elle me sourit, elle me parle. Mais je sais que les sourires et les mots sont trompeurs. Je sais qu'elle essaie de m'amadouer. Je sais qu'elle veut m'endormir. Et je sais qu'à mon réveil, je serai de nouveau toute seule, et j'aurai froid et peur.
Elle sourit encore, et sa voix doucereuse se veut apaisante. Mais ça ne marche pas. Ça ne marchera pas deux fois. Alors je la repousse, encore, et plus fort. Et je pleure, je crie, je hurle ma colère et ma peur. Et elle, la femme en blanc, la femme avec ses gants, elle essaie encore, avec ses mots et ses sourires, elle essaie toujours, elle persévère, mais je ne la laisse pas faire, je la repousse encore et encore, et je crie, et je la frappe, oui, je la frappe, parce que je n'ai plus que ça, les coups, pour me défendre, parce que j'ai peur, parce que je ne veux pas qu'elle me touche, pas elle, pas avec ses gants. Et elle, elle crie aussi, elle appelle à l'aide, et j'entends des pas, une course, une porte qui s'ouvre, et une voix d'homme, la voix de tout à l'heure, et je le vois, lui, l'homme en blanc, et j'ai peur, ils sont deux maintenant, et moi je suis toute seule, toute seule face à eux, et ils sont en blanc, ils sont forts, ils sont plus forts que moi, j'ai peur...
Et puis... rien. Une pause. Le silence. La femme aux mains gantées est sortie de la salle de bain. L'homme en blanc est là, face à moi. Il ne parle pas. Il ne sourit pas. Il me tend la main.
Il ne porte pas de gants. Je m'effondre. J'ai froid. J'ai peur. Maman n'est plus là. Mais je ne suis plus toute seule. Il est là, avec moi, l'homme qui n'a pas de gants. Il est là, avec moi, et il ne me fera aucun mal. 

vendredi 21 septembre 2018

"Ma belle"

J'avais une vie.
J'avais des parents, bien sûr, et des frères et une soeur.
Oui, ça, je m'en souviens.
Un mari et des enfants...
J'avais une maison, avec un jardin...
Tout ça, je m'en souviens aussi.
J'avais un chat. Il était roux.
J'avais tout ça...
Et maintenant?

Maintenant, je ne sais plus. Mes parents, mes frères, ma soeur, mon mari, mes enfants, mon chat... Où sont-ils? Et qui sont tous ces vieillards autour de moi?
Ma maison, où est-elle? Quelle est cette chambre qui n'est pas la mienne? Pourquoi ce lit aux draps blancs et ce placard fermé à clé?
Et cette jeune femme, debout face à moi, dans sa tenue blanche immaculée, qui est-elle? Elle me sourit, elle me parle doucement, elle m'appelle "ma belle"... Elle semble tellement gentille...
Moi, je suis par terre, j'ai mal, j'ai peur. Et elle...
Elle, elle est debout, elle est jeune, elle est forte, elle va m'aider... Mais en attendant, elle me sermonne gentiment...
"Ma belle, il ne faut pas vous lever toute seule, c'est dangereux... Vous auriez pu vous faire très mal... Heureusement que je passais par là... Ne bougez pas, je vais vous aider... Mais il faut me promettre de rester assise après hein!"
Oui, oui, je promets... je promets tout ce que vous voulez... mais pitié, relevez-moi, aidez-moi... pitié...
Alors elle me relève, la belle et douce jeune femme en blanc. Elle me relève, elle m'installe dans mon fauteuil, et elle me parle, elle me susurre des mots doux, elle caresse mes cheveux, elle m'embrasse... Elle est tellement gentille...
"J'ai beaucoup de travail vous savez ma belle. Alors il faut me promettre de ne pas bouger hein... Parce que vous savez, si tout le monde fait comme vous, si tout le monde se lève et tombe, je vais jamais pouvoir revenir vous voir, je n'aurai pas le temps... Alors il faut rester dans votre fauteuil, d'accord? Vous promettez ma belle? C'est pour votre bien... Mais promis, je reviens vous voir dès que j'ai fini."
Oui, oui, je promets, je promets tout ce que tu veux, mais pitié, reviens, redis moi des mots doux, rassure-moi, console-moi... Pitié, reviens, je serai sage en attendant... je promets... je promets tout ce que tu veux... pourvu que tu reviennes...

J'avais une vie. Des parents, des frères, une soeur, un mari, des enfants, un chat, une maison. J'avais une vie mais je ne sais pas ce qu'elle est devenue. Je sais juste que je suis là, dans cette maison inconnue, dans cette chambre qui n'est pas la mienne, avec ces vieux que je ne connais pas. Je suis là, je suis perdue, et elle est là, la jeune femme en blanc, la jeune femme qui reviendra... si je suis sage... si je me tiens tranquille... si je ne bouge pas... Oui, elle reviendra, et elle sera gentille...
Et je serai sage...
Je promets.